28.5.20

L'ordre des morts


Comme tous ses semblables, le drame collectif dans lequel on patauge a ses particularités qu’on perçoit mieux avec le temps.  

En voici une qui me frappe : cette pandémie fait des milliers de victimes, mais elle ne me donne pas l’impression de vivre dans un monde ravagé par le deuil et tout ce qu’il implique : l’incompréhension, la révolte, l’accablement.  
                   
La COVID-19 a changé nos vies, mais, elle n’a pas changé nos morts; c’est-à-dire qu’elle ne crée pas un «nouvel ordre» des morts. Dans l’immense majorité des cas, ceux qui meurent sont ceux à qui c’était le tour de mourir.

Rien à voir avec la Seconde Guerre Mondiale, par exemple, qui a emporté des milliers de fils qui n’avaient pas encore trente ans, et plongé deux fois plus de parents dans l’incompréhension, la révolte et l’accablement.

Un enfant qui perd ses parents, on appelle ça un orphelin; et bien sûr, presque tout le monde finit par devenir orphelin.

Des parents qui perdent son enfant, on n’a pas de mot pour ça. C’est littéralement une réalité innommable; un renversement tellement contre-nature qu’on lui refuse la dignité d’un nom.      

Pendant la Seconde Mondiale, des milliers de familles ont été frappées par cette réalité innommable. Même chose, à plus petite échelle, avec le 11 septembre ou Polytechnique. Et à ces fois-là, on a vécu un vrai deuil collectif.  

22.3.20

Labo flottant

Ici, on a beaucoup entendu parler du Diamond Princess parce qu’il y avait des Québécois à bord de ce paquebot de croisière où s’est propagé le coronavirus. 

Ce bateau-là est intéressant pour une autre raison : ce qui s’est passé à bord constitue ce que les anglophones appellent un «natural experiment» : un événement fortuit qui ressemble beaucoup à une expérience scientifique. 

Le Diamond Princess était un vase clos où était réuni un échantillon de population avec une caractéristique importante: tout le monde à bord était assez en santé pour partir en vacances ou travailler à bord d’un navire. Bien sûr, la clientèle des bateaux croisière étant ce qu’elle est, cet échantillon était globalement plus âgé que la population générale; mais personne à bord n’était à l’article de la mort ou souffrait de très lourds problèmes de santé. Rien à voir, par exemple, avec un hôpital ou CHSLD. 

Il y avait 3711 personnes à bord du Diamond Princess quand la contagion a commencé.
Là-dessus, 705 ont testé positif au coronavirus. 

Parmi ces 705 personnes atteintes, plus de la moitié n’ont développé aucun symptôme. 

Au total, six personnes atteintes sont mortes. 

Toutes ces victimes étaient âgées de plus de 70 ans. 

J’ai pigé ces chiffres-là dans cet article écrit par un médecin qui les examine bien mieux que je peux le faire. Ils remettent surtout en perspective les taux de mortalité plus élevés (et plus alarmants) calculés à l’échelle de pays, peu importe le pays. 

Six morts sur 705 cas, ça donne un taux de mortalité de 0,85% parmi une population âgée mais bien portante où, et c’est le détail crucial, TOUT LE MONDE A ÉTÉ TESTÉ pas seulement ceux qui présentaient des symptômes. 

À l’échelle des pays, les taux de mortalité sont beaucoup plus élevés (genre 3 ou 4%) parce que la maladie tue des gens déjà gravement malades, MAIS SURTOUT parce que ces taux de mortalité sont calculés à partir d’un nombre de cas très en dessous de la réalité puisqu’on ne teste que les personnes qu’on soupçonne d’avoir la maladie et qu’on manque complètement les «asymptomatiques». 

Rien là-dedans n’indique qu’il faut arrêter de prendre la menace au sérieux et relâcher les mesures d’isolement. Mais moi je trouve que ça nous aide à avoir une image plus claire de l’épidémie et à mieux interpréter les statistiques qu’on nous balance chaque jour.